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Les premiers films de Georges Rouquier – faits, fictions, dissimulations

Bien qu’il ne soit plus guère apprécié que par les cinéphiles, Georges Rouquier (1909-1989) est toujours considéré comme un réalisateur original grâce à deux films: Farrebique (1946), chronique d’une famille paysanne de l’Aveyron suivie durant une année entière, rythmée par la succession des saisons, et Biquefarre (1984), tourné presque quarante ans plus tard sur les mêmes lieux et dans la même famille. Ce diptyque constitue un témoignage sur la mutation profonde du monde paysan vers l’agriculture moderne. Le travail de Rouquier est parfois qualifié d’anthropologie visuelle et ses films sont désormais vus et étudiés comme des classiques du cinéma dit documentaire.

Controverses et consécration

La sortie de Farrebique dans l’immédiat après-guerre a pourtant provoqué des polémiques maintenant oubliées. Vilipendé par certains auteurs influents au premier rang desquels figure Henri Jeanson, le film a d’abord été éliminé de la sélection officielle du festival de Cannes. Défendu ensuite par de nombreux cinéastes et critiques ainsi que par des écrivains1, il obtient finalement une récompense créée spécialement pour lui, le prix de la critique internationale.

Les oppositions entre partisans et détracteurs du film étaient alors multiples. On s’interrogeait à propos de son classement – s’agit-il d’un documentaire ou d’une fiction ? En quoi est-il authentique ? S’agit-il d’une œuvre poétique ? Est-il vraiment intéressant ? Nous apprend-il quelque chose ? Est-il passéiste ? Les acteurs improvisés, soumis à un scénario, doivent-ils tout de même être considérés comme de véritables acteurs ? Comment s’intègrent les prises de vues dites alors “scientifiques”, c’est-à-dire les ralentis et accélérés sur des phénomènes naturels ? Les aspects techniques du film (photographie, son, montage) sont-ils à la hauteur de ses ambitions ? Est-ce une manière réellement révolutionnaire de filmer ? Que signifie l’absence de réalité économique et sociale, de contexte politique ? Le film se rattache-t-il à l’idéologie du retour à la terre pétainiste dont on vient juste de sortir à l’époque ?2

Brassant toute ces questions, il s’agissait alors d’une véritable « bataille d’Hernani » comme l’écrivit Jean Painlevé. Ces échanges variés et parfois véhéments nous semblent actuellement bien lointains. Rouquier est définitivement reconnu comme un documentariste important et les théoriciens et historiens français du cinéma ne s’intéressent plus guère qu’à sa place dans une nomenclature raisonnée du genre filmique. Le réalisateur brouille en effet le clivage entre les deux grands pôles du cinéma: « Rouquier opère une fusion entre la fiction et le documentaire, créant une forme nouvelle qui invalide l’habituelle dichotomie entre ces deux termes. » (Eric Magnien). Pour Dominique Auzel par contre, ce n’est pas tant une fusion qu’un équilibre entre des genres bien établis, porté par un scénario, qui caractérise son cinéma: « [les films de Rouquier] se maintiennent pratiquement toujours dans une zone égale et symétrique (avec des petits sommets ici et là) entre les sphères du documentaire et de la fiction. Il lui devient donc impératif pour éviter de fâcheuses gaucheries et maladresses, d’écrire un scénario le plus achevé possible. »3.

Pour nombre de spécialistes en effet, les caractéristiques du style documentaire du réalisateur sont entièrement contenues dans l’utilisation d’acteurs non professionnels et l’existence d’un scénario. Ainsi, à l’instar de celle de Flaherty, l’œuvre de Rouquier relève pour Guy Gauthier du documentaire romancé caractérisé par un « tournage en extérieur, avec des interprètes issus du milieu filmé, mais selon un scénario préalable qui ménage l’intérêt du spectateur. »4. De même, selon François Niney, le cinéma de Rouquier est du joué autochtone où « à la geste posée des autochtones sur les lieux est ajouté un scénario, plus ou moins romanesque, modifiant plus ou moins les réalités locales. »5.

Toutes les autres questions âprement discutées lors de la sortie du film, notamment l’absence de préoccupations économiques, sociales et politiques, semblent ainsi désormais évacuées. Quand bien même son positionnement sur une échelle qui va du documentaire à la fiction continue à intriguer, le cinéaste est désormais consacré. Il appartient à une histoire du cinéma où il occupe une place de choix, à côté de Flaherty, Ivens, Vertov, Marker, Rouch et bien d’autres grands documentaristes classiques.

Les films de Georges Rouquier avant Farrebique

Afin de renouveler cette interrogation taxonomique (documentaire ou fiction), on doit se tourner vers les historiens qui ont étudié les débuts de la carrière cinématographique de Rouquier et travaillé sur les origines de Farrebique. On retrouve alors certaines des questions proprement idéologiques qui se sont posées au sujet de ce film lors de sa sortie.

Georges Rouquier a tourné cinq courts métrages avant Farrebique:

Vendanges (1929, durée indéterminée)

Passionné de cinéma, fréquentant assidument plusieurs ciné-clubs, Rouquier est alors ouvrier linotypiste à Paris. Lorsqu’il apprend que La Marche des Machines d’Eugène Deslaw a coûté seulement 2500 francs pour sa réalisation, il se lance, achète une caméra d’occasion et tourne un film sur les vendanges dans la famille de son oncle. Le montage est réalisé avec l’aide de Deslaw. Il ne reste que quelques photogrammes de ce film probablement détruit par Rouquier lui-même parce qu’il n’était pas satisfait de son travail.

Le Tonnelier (1942, 23 minutes)

L’avènement du cinéma parlant dans les années trente empêche Rouquier de poursuivre son ambition. Le budget devenu nécessaire dépasse les économies d’un ouvrier. Il est toutefois demeuré en contact avec le milieu du cinéma durant toute ses années. En 1941, il habitait à la même adresse que son cousin, le dessinateur Albert Dubout lorsqu’un représentant du Comité d’Organisation de l’Industrie Cinématographique se présente, souhaitant convaincre Dubout de participer à la production de documentaires. Rouquier se saisit de l’occasion, propose un scénario et s’associe à Étienne Lallier qui deviendra son producteur. Il tourne ainsi un court-métrage sur la fabrication des tonneaux à Lunel (Hérault), petite ville dont il est originaire. [Présentation complémentaire et extrait ici].

L’Économie des métaux (1943, durée indéterminée)

Au début de 1943, l’application du STO devient plus pressante. Les Allemands ont besoin de linotypistes. Rouquier décide donc de quitter l’imprimerie et de vivre de son nouveau métier de cinéaste. Il accepte alors de réaliser trois courts-métrages directement commandés par le Gouvernement dans le cadre de la politique vichyste d’encouragement aux films documentaires: L’Économie des métaux, La part de l’enfant, le Charron.

L’Économie des métaux montre comment préserver certains métaux en période de pénurie, en particulier durant la Seconde Guerre mondiale. Le film a été tourné en région parisienne.

Les Documents cinématographiques, société spécialisée dans la gestion et la valorisation de fonds anciens et qui distribue les films de Rouquier, n’a pas retrouvé ce court-métrage.

La part de l’enfant (1943, 15 minutes)

Ce film explique le fonctionnement de la Caisse de Compensation, ancêtre des Allocations Familiales, en milieu ouvrier et agricole. Hormis quelques brèves scènes où l’on retrouve le style du cinéaste, c’est un pensum lourdement didactique expliquant un aspect de la politique du régime de Vichy en faveur des familles. Il a été tourné à Rânes (Orne), à Alençon et en région parisienne.

Ajout du 29 octobre 2011: certaines scènes de ce film ont été utilisées dans un documentaire de Jean-François Delassus sur le Front Populaire diffusé sur France 2 en juillet 2011 – lire le billet Les stock-shots du documentaire “Le Front populaire: à nous la vie”.

Le Charron (1943, 23 minutes)

Ce film détaille les étapes de la fabrication d’une roue dans l’atelier du Père Bouchard, charron de père en fils. Il a été tourné intégralement à Rânes (Orne). [Lire ici une présentation détaillée par Dominique Auzel6 - article reproduit avec l'amabilité de l'auteur et des éditions Actes Sud].

Hormis Vendanges qui est perdu, tous ces films ont donc été tournés sous l’Occupation, et l’on remarque que les sujets des trois derniers, directement contrôlés par un organisme dépendant du gouvernement, correspondent précisément à la devise du régime de Vichy: Travail (Le Charron), Famille (La part de l’enfant), Patrie (L’Économie des métaux, si l’on veut bien considérer que la préservation des métaux en temps de guerre est un acte patriotique).

L’article de John H. Weiss : “Un œil innocent ?”

Ces films sont évidemment très différents de Farrebique. Ce sont des courts-métrages de commande, sans son direct (le commentaire est off), tournés et montés assez rapidement, tandis que Farrebique est un long métrage souhaité (sinon initié) par Rouquier, dont le tournage a duré une année entière et le montage plus de neuf mois. Ils préfigurent cependant sous certains aspects le futur chef-d’œuvre du réalisateur et méritent ainsi l’attention de l’historien et du théoricien du documentaire cinématographique.

Ces courts-métrages n’ont pourtant guère retenu l’attention des analystes français. Il est vrai que les historiens du cinéma s’intéressent beaucoup plus aux films de fiction qu’aux documentaires. Cependant, même Dominique Auzel, spécialiste du cinéaste, se contente sur erudit.org [PDF] de mentionner sans les décrire les œuvres de Rouquier réalisées durant cette période, et dans le seul ouvrage d’envergure consacré au cinéaste, il décrit en détail Le Charron mais sans situer ce film dans le contexte particulier de l’époque (voir cet article, déjà mentionné ci-dessus).

Les historiens anglo-saxons du cinéma sont beaucoup plus directs. Tandis que Richard M. Barsam hésite encore et relève que « pour certains, ces films sont de la propagande, et pour d’autres du réalisme »7, Margaret Butler qualifie sans hésitation Le Tonnelier et Le Charron de « Vichy films » que Rouquier a néanmoins défendu après la guerre8. De son côté, Kenneth Short affirme à propos du Charron: « un tel film et tous les autres du même genre doivent être considérés comme une partie de la propagande d’intégration sociale, qu’elle soit consciente ou non. »9.

Ces auteurs sont donc bien moins timorés que les spécialistes français. Ils ne s’embarrassent pas de précautions envers un cinéaste reconnu et considèrent que les films de Rouquier tournés avant Farrebique, et parfois même Farrebique10, relèvent effectivement d’une sorte de propagande à peine voilée pour l’idéologie traditionaliste du régime de Vichy.

En réalité, tous ces auteurs se réfèrent à une étude de l’historien John H. Weiss parue en 1981 dans Cinema Journal11. Weiss a interviewé Rouquier à plusieurs reprises en 1978 à propos de ses débuts dans le cinéma. Lallier, qui était son producteur à l’époque du tournage de ses premiers films, assistait à certains de ces entretiens. L’article en question constitue ainsi une source essentielle pour aller au delà de la description documentaire et stylistique des films antérieurs à Farrebique et les replacer dans leur contexte historique et idéologique. Or ce texte n’est pas cité par les auteurs français consultés pour la rédaction de ce billet. Avec l’autorisation de The University of Texas Press, j’en propose donc une traduction en français disponible ici [format PDF, 22 pages; les citations de Weiss qui figurent dans le présent billet sont données avec la mention "art. cit." suivie de la pagination de la traduction].

En résumé, Weiss est bien plus mesuré que les auteurs anglo-saxons précédemment cités qui avancent la thèse d’un Rouquier propagandiste (à son insu ou non). Sans nier l’importance de thématiques vichystes dans son travail de cinéaste débutant, il montre que celles-ci sont présentes et comme diffuses dans l’expression sociale et intellectuelle de l’époque. Il estime ensuite que « la lourde rhétorique de l’exaltation vichyste » d’un “retour à la terre” est effectivement absente des premiers films de Rouquier (art. cit.  p. 20). Il conclue enfin son étude sur les influences explicites ou non du cinéaste par cette hiérarchisation:

« Dans ma tentative pour comprendre ce que reflètent les films de Georges Rouquier réalisés durant la guerre, ma thèse est que sa biographie individuelle et ses conceptions artistiques viennent en premier, que les conditions économiques et sociales partagées sous l’Occupation viennent en second, que l’expérience historique commune de la population bien avant l’arrivée des Allemands vient en troisième position, et enfin, que l’influence de la propagande officielle du Gouvernement de Pétain vient loin en dernier. » (art. cit. p. 22).

Les contrechamps du Charron

Farrebique comporte plusieurs écarts par rapport à la vie réelle des personnages filmés dans leur quotidien naturel. Ainsi, Henri était déjà marié au moment du tournage alors qu’il est présenté comme célibataire dans le film. Cet artifice a permis de représenter une idylle formant un fil conducteur dans un scénario sans véritable histoire. De même, le notaire est joué par un agent d’assurance, le voisin Fabre ne s’est en fait jamais opposé à l’installation de l’électricité dans le hameau, et la Fabrette courtisée par Henri n’est pas réellement la fille de Fabre. Enfin, la mort et l’enterrement du grand-père constituent les “inventions” les plus connues introduites par le cinéaste (cette liste n’est pas exhaustive). Rouquier s’est expliqué à de nombreuses reprises sur ces innovations, sur ces écarts au réel qui ont évidemment alimenté un grande part du débat concernant l’authenticité du film et l’articulation du documentaire et de la fiction dans son scénario.
Nous allons examiner dans la suite de ce billet les différentes constructions de scénario et les innovations introduites par Rouquier dans Le Charron. Ce film mineur peut apparaître en effet comme une simple mise en image de la fabrication d’une roue sans autre intérêt que de documenter un métier quasiment disparu. Mais si l’on essaie d’ « adopter une démarche d’historien face à ces images »12, il présente plusieurs caractéristiques intéressantes.

La construction du récit sous une forme cyclique fait ainsi écho à la roue en tant qu’objet central du film. L’histoire est rythmée par un éternel recommencement. Elle suggère aussi la fermeture du village sur lui-même et le déploiement d’une vie rurale protégée, à l’abri d’influences néfastes venues de la ville, ainsi que Weiss l’a fort bien interprété :

«  La structure cyclique – avec l’ouverture et la fermeture sur des plans du clocher de l’église et la suggestion que l’artisanat se poursuit de génération en génération -, appuyée par le fondu enchaîné du Père Bouchard sur la roue, aide à ce que ce village paraisse comme enchâssé dans un monde à l’abri des influences de l’industrialisation, de la laïcité, et des ambitions sociales encouragées par la démocratie. L’influence moralisante de l’honnête travail (une bonne journée de repos ; délassement ; travail) ; la continuité de la famille dans le même lieu et la même occupation ; la solidarité de la communauté cimentée par la religion et le bienveillant gendarme ; c’est là le Travail, Famille, Patrie. La devise récitée de Vichy suggère – mais n’établit pas véritablement – que l’œil de Rouquier peut ne pas avoir été si innocent. » (art. cit. p. 16)

Une construction « parenthésée » semblable, où le film est ouvert et fermé par des plans qui se répondent et enserrent l’ensemble du déroulé, avait déjà été utilisée par Rouquier dans Le Tonnelier en 1942.

Quand il a écrit son article, Weiss ne connaissait pas La part de l’enfant qu’il croyait perdu. S’il avait pu voir ce film, cela aurait très certainement conforté son analyse concernant l’isolement du village, son détachement de l’histoire, son inscription dans un temps cyclique, et les valeurs patriarcales et moralisantes portées manifestement par Rouquier. Et son jugement aurait peut-être été moins indulgent envers le cinéaste, tout au moins en ce qui concerne ce film particulier.
Morceaux choisis du commentaire off de La part de l’enfant:

« Ce village qui s’éveille commence une journée toute semblable à celles qui s’écoulent et se répètent depuis des siècles [00:55] // Les travaux qui se font ici au fil des heures sont si simples qu’ils se mêlent à la vie également simple du foyer [02:10] // Dès ses premiers pas, l’enfant a sous les yeux ces formes élémentaires du travail. Il n’aura pas de peine a choisir un métier. Et le plus souvent, comme le fils du charron, il n’en conçoit pas d’autre que celui de son père, qui le tient lui-même de ses lointains ancêtres [02:35] // C’est ainsi que jadis dans toute la France, la famille et le travail étaient intimement confondus [03:30] // Et il est certain que l’armature sociale et économique de notre pays a reposé durant des siècles sur ces vertus patriarcales [03:50] // Il y avait trop de différences vraiment entre cette vie pleine de soucis du père de famille et la vie facile du célibataire [06:06] // En attendant, le célibataire croit avoir de bonnes raisons de s’en méfier et d’échapper aux charges de la vie domestique [06:23] // La famille est restée dans son milieu naturel qui est aussi son milieu de travail [14:24]. » (La part de l’enfant, Georges Rouquier, 1943).

Ce film comme nous l’avons dit vante les mérites d’une disposition concernant la politique familiale du gouvernement de Vichy. Il a été interdit à la Libération car l’objectif s’était attardé sur la photo du Maréchal, trop en évidence dans la salle de la Mairie13 ; cette séquence n’existe plus dans la version actuellement disponible. En réalisant ce film, Rouquier n’est plus seulement influencé par la propagande officielle de Vichy, il y participe.

Selon Weiss en fait:

« Rouquier refuse d’admettre à plusieurs reprises que des « idées préconçues » soient présentes dans Le Charron et qu’il ait eu l’intention préalable de lui donner une structure cyclique : « Vous voyez des choses là où il n’y en a pas » répond-il. Il affirme que la structure du film s’est imposée par la nature même du sujet [...]. Lorsque j’ai suggéré que si un film documentaire comme le sien prétendait représenter la vie d’une certaine catégorie de personnes à cette époque, il aurait dû faire plus fortement allusion au changement, Rouquier répondit en précisant que ses films n’étaient pas datés : « Je ne m’intéressais pas à dater ce film. [...] ». La structure du film procédait donc de la nature de la situation et de la répugnance de Rouquier à « dater » celui-ci. » (art. cit. p. 18).

Pour Le Charron comme pour d’autres films (en particulier Farrebique un peu plus tard), l’obsession de Rouquier semble bien de montrer des actes d’une vie simple située hors du temps, hors du monde, sans référence au contexte économique et politique environnant:

« [Rouquier:] « L’auteur d’un film doit composer son sujet, c’est-à-dire qu’il doit y avoir un début, un milieu et une fin… Or, l’art du charron était un truc figé, arrivé à sa perfection, achevé. Ainsi, je ne souhaitais pas dater le film et je jouais sur la tradition du père au fils, etc. Voilà. » Le château de Rânes que l’on voit en arrière-plan dans une scène était alors occupé par les Allemands, mais une référence à ce fait aurait “daté” le film, témoigné de son âge – ce que Rouquier dit à plusieurs reprises vouloir éviter. » (art. cit. p. 18).

Cette référence volontairement occultée, donc invisible pour le spectateur, rappelle un épisode du tournage de Farrebique raconté par Rouquier, quand l’un des fils revient d’un camp de prisonniers en Allemagne et qu’il décide de ne pas l’inclure dans le film « pour ne pas traiter de la triste période actuelle » (art. cit. p. 20; voir aussi D. Auzel, op. cit., p. 148). Ce sont à notre connaissance les seules mentions par Rouquier lui-même d’occultations explicites de la guerre et de l’Occupation dans ses films.

Quand on examine dans l’ordre chronologique les premiers films de Rouquier, on observe d’ailleurs que les signes qui permettent de les dater directement tendent à disparaître complètement. Dans Le Tonnelier, M. Valentin parcourt son journal Le Petit Méridional sur lequel on peut parfaitement lire le titre « M. Chautemps dénonce solennellement la démagogie ». Le commentaire de La part de l’enfant situe le film en 1943 (et avant qu’il ne soit expurgé on y voyait le portrait de Pétain). Dans Le Charron et Farrebique par contre, la Première Guerre mondiale est évoquée mais aucune indication ne permet de préciser la date du tournage, et le spectateur peut aussi bien croire que ces œuvres sont antérieures à la guerre en cours. Depuis l’époque des courts films de commande jusqu’à celle du long métrage totalement maîtrisé, les marqueurs historiques explicites ont été prohibés.

Puisque les références au contexte politique de l’époque sont volontairement dissimulées, on ne peut se contenter d’un point de vue purement interne sur ces films. Il est nécessaire d’aller au delà de ce qui se montre pour interroger les actes et les personnages filmés d’un point de vue externe. À travers quelques interviews réalisées dans le village où Le Charron a été tourné, nous pouvons proposer une sorte de contrepoint au récit déployé à l’écran par Rouquier. Il ne s’agit pas ici de jouer à un “jeu des 7 erreurs” mais d’identifier des procédés récurrents chez Rouquier et qu’il utilisera à nouveau sur Farrebique. Ce “contrepoint” est donné ci-dessous sous la forme d’une suite de photogrammes extraits du film en question (et parfois aussi de La part de l’enfant). Ces photogrammes sont doublement légendés, d’abord par le commentaire off extrait du film et reproduit entre guillemets, ensuite par un “contrechamp narratif” qui rassemble des informations collectées lors de notre petite enquête.

Nous commencerons toutefois par de véritables contrechamps visuels à travers les deux seules photos de tournage qui subsistent.

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Photo 1: Lucien Bouchard (« Louis » dans le film), Pierre Levent, Georges Rouquier, Almire Léger (« le Père Bouchard » dans le film). Enrayage, pose des rais sur le moyeu // Pierre Levent, Georges Rouquier (accroupi) et Lucien Bouchard (« Louis »). Pose des jantes. (Bibliothèque du Film, BiFi)

Contrechamp 1: L’équipe de tournage est composée de trois personnes: Georges Rouquier, son opérateur et photographe Pierre Levent, et l’assistant de celui-ci André Dumaître. Il sont arrivés à Argentan par le train, puis une camionnette les a conduit au village avec tout leur matériel, jugé assez considérable par certains témoins. Ils devaient initialement tourner chez un autre charron, Leroy, mais la forge de celui-ci était équipée d’un soufflet à piston, plus moderne et efficace. Rouquier a préféré tourner chez Bouchard qui était équipé d’un énorme soufflet en cuir, plus typique mais déjà jugé obsolète à l’époque; il a clairement préféré le spectaculaire à la modernité.

Le tournage comme on le voit est assez intrusif sur certaines scènes. L’opération de pose des rais doit en effet être réalisée très rapidement sur un moyeu chauffé durant deux heures, et il est impossible d’arrêter l’artisan et de modifier les éclairages durant ce temps (D. Auzel, op. cit., p. 140). Les gros projecteurs gênaient aussi l’évolution des hommes dans un espace assez réduit. On est assez loin du documentaire tourné discrètement et au plus près du travail de l’artisan sans perturber son déroulement normal.

Il existe également deux photos de plateau.

Le tournage s’est effectué en mai ou juin et a duré un mois environ pour l’ensemble des deux films, Le Charron et La part de l’enfant.

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Photo 2: « En Normandie. Chez un charron pris au hasard parmi les milliers de charrons de France. Voilà le Père Bouchard, il ne veut pas qu'on l'appelle Monsieur. »

Contrechamp 2: Le village abrite sans interruption depuis juin 1940 une importante garnison allemande installée au château. Une entrée du parc du château est située à côté de l’atelier du charron et des véhicules militaires y transitent régulièrement. De même, le bureau permanent de l’Organisation Todt est situé à quelques centaines de mètres du chantier de charronnage.

Des soldats allemands viennent régulièrement au café appartenant également aux Bouchard et qui est tout près de l’atelier. Le film ne mentionne jamais cette activité des Bouchard. L’équipe de tournage et ses “acteurs” se retrouvaient le soir pour prendre un verre à la terrasse du café, et plusieurs fois, la patrouille allemande leur a demandé de rentrer à cause du couvre-feu.
Rouquier, qui aime représenter les localités par des plans brefs (les rues de Lunel dans Le Tonnelier ou le château des Ducs à Alençon dans La part de l’enfant) ne filme jamais le château et en particulier sa tour médiévale remarquable, pourtant située à 250 mètres de l’atelier environ; il flottait en effet sur cette tour un drapeau à croix gammée.

La filiation évoquée dans le film est fictive. Le “Père Bouchard” était en réalité Almire Léger, le beau-père de Lucien Bouchard (nommé “Louis”, son fils dans le film). Il n’était pas charron mais paysan. Lucien Bouchard par contre était bien charron à l’époque et son fils, Claude, est bien le jeune “Claude” du film. Cet artifice permet à Rouquier de faire évoluer trois générations successives de charrons (la cohabitation de trois générations sera reprise dans Farrebique). Le changement de prénom a été nécessaire parce que la scène d’ouverture montre une facture affichée à un mur en guise d’affiche avec le nom « Lucien Bouchard ».

La formation d’un apprenti, nécessaire pour maîtriser toutes les opérations de fabrication d’une roue, dure environ deux ans. Almire Léger, qui jouait le rôle du “Père Bouchard” ne connaissait pas les gestes du charronnage et n’effectue dans le film que des opérations simples (rabotage, etc.).

À côté de procédés (ou dispositifs) indécelables comme les changements de noms et de parenté ou l’omission d’un autre métier pratiqué par le charron et sa femme, Rouquier a donc utilisé un autre dispositif nécessitant des précautions dans le scénario. Le changement de fonction sociale à l’écran n’est pas vraiment conforme à la thèse de l’authenticité des gestes défendue par Rouquier lui-même et nombre de commentateurs de son œuvre.

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Photo 3: « Les rais sont alors terminés à la plane, outil spécial au charronnage, qui se manœuvre à deux mains. »

Contrechamp 3: Les rais sont en réalité fabriqués à l’aide d’une machine-outil qui tourne une pièce de bois selon un gabarit. Les marques régulières de l’outil de la machine sur les rais sont d’ailleurs visibles. Le film laisse entendre que les rais sont réalisés manuellement. Ce début du processus de fabrication effectué quasi-automatiquement à l’aide d’une machine n’est pas du tout mentionné.

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Photo 4: « Le père Bouchard aime bien la compagnie du plus jeune de ses petits-enfants. Son fils, lui, préfère celle de son vieil ami le gendarme. Avec lequel il joue la traditionnelle partie de dominos. »

Contrechamp 4: Les joueurs sont dans le café situé tout près de l’atelier et qui appartenait au couple Bouchard. Il était tenu par Angèle, la femme de Lucien Bouchard. Les deux films, Le Charron et La part de l’enfant, donnent à voir plusieurs activités d’Angèle qui s’occupe de ses enfants (elle leur donne à manger, les emmène chez le médecin, etc.), soigne ses lapins, aide son beau-père (en réalité son père) à nouer sa cravate, va avec toute la famille à la messe, etc. Mais jamais on ne nous dit qu’elle est aussi une commerçante et travaille au café. La femme est une mère au foyer, elle n’a pas d’activité professionnelle.

Dans le café, près de la salle à manger, il y avait la photo du Maréchal Pétain (comme d’ailleurs dans beaucoup de commerces à cette époque).

Lucien Bouchard joue aux dominos avec le gendarme Armand. Au second plan, on distingue Ernest Sailly, un marin originaire d’Étaples (Pas-de-Calais) qui s’était réfugié dans la région lors de l’Exode de 1940 avec plusieurs autres familles de marins. Sailly travaillait dans une entreprise forestière dirigée par Jacques Foccart (le futur monsieur Afrique du général de Gaulle) et Henri Tournet. Cette entreprise fournissait du bois à l’Organisation Todt. Foccart a monté un réseau de résistance en 1943, l’année du tournage14.

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Photo 5; « Et le grand travail du ferrage commence. Ce jour là, on a demandé aide au voisin, maréchal-ferrant. »

Contrechamp 5: Le bandage en fer est neuf, il n’a jamais été cintré ni soudé. Or, l’approvisionnement des artisans en métaux était très contrôlé et il était extrêmement difficile d’obtenir des bandages neufs. Un bon délivré par la Mairie avec probablement l’aval de la Préfecture était nécessaire. Le type de travail figuré dans le film, avec un bandage neuf, était tout à fait exceptionnel. Ce n’était certainement pas le travail habituel et quotidien d’un charron à cette époque. Le travail de ferrage était beaucoup plus couramment effectué avec des bandages anciens passés à la machine à restreindre. Si l’on considère l’ensemble des films réalisés par Rouquier pour le compte du Gouvernement, cette séquence est presque en contradiction avec le sujet de L’Économie des métaux.

Ce n’est pas le « voisin maréchal-ferrant » qui vient donner un coup de main mais un ouvrier itinérant nommé Saillard. André Guillouard, qui était ouvrier charron chez Bouchard, était parti au STO en Allemagne au moment du tournage du film, et il avait été remplacé par un charron/forgeron itinérant. À l’époque, il existait ainsi beaucoup d’ouvriers itinérants qui sillonnaient les campagnes et étaient embauchés quelques mois, tant pour les travaux agricoles que pour seconder divers artisans. Ces travailleurs étaient mal considérés par le régime de Vichy et souvent assimilés aux forains et “Tsiganes”. Une ordonnance allemande du 22 novembre 1940 interdisait l’exercice des professions ambulantes dans 21 départements de l’ouest de la France. Elle visait plus particulièrement les Tsiganes et forains, mais cependant, nous savons que dans le camp de cantonnement de nomades de la région, à Barenton dans la Manche, « les internés individuels étaient davantage des personnes aux ressources insuffisantes et au travail irrégulier et itinérant que des gens du voyage. »15.

À noter enfin que l’ouvrier itinérant était souvent nommé traînard dans la région, ce qui montre aussi que malgré son utilité sociale, il n’était pas toujours bien considéré par la population locale; un traînard est certes un travailleur, mais c’est surtout un horsain et un nomade.

Il était évidemment impossible pour Rouquier de mentionner le véritable statut social de l’ouvrier appelé en renfort pour l’étape délicate du ferrage.

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Photo 6: « Enfin un jour, le père Bouchard partira comme sont partis tous les Bouchard, charrons de pères en fils dans ce même village. Ce jour là, la forge restera éteinte et l'enclume muette. Et puis le fils remplacera le père. Rien ne sera changé dans ce petit coin de France, puisque les Bouchard continueront. »

Contrechamp 6: Le constat de stabilité et le pronostic d’éternité qui terminent le film ne correspondent à aucune réalité. Tout d’abord, comme nous l’avons vu, la filiation évoquée par Rouquier n’existe pas; le Père Bouchard du film n’est pas le père de Lucien, et il n’est pas charron. Dans les campagnes, le charronnage avait connu un surcroît d’activité durant la guerre en raison des restrictions et difficultés dues à l’Occupation. Mais il a très vite disparu après la guerre, d’abord en raison de la récupération des roues des véhicules militaires abandonnés, adaptées par les paysans et artisans à leurs besoins, et ensuite par la diffusion massive des véhicules modernes. Les charrons ont tous disparus peu après la Libération. Beaucoup sont devenus carrossiers ou menuisiers. Ce dernier métier était une reconversion évidente durant la Reconstruction. Lucien Bouchard est devenu marchand de charbon, sa femme a continué à travailler au café, et leur fils Claude est devenu carrossier. La longue lignée ininterrompue des charrons, imaginée par Rouquier, n’aura duré que quelques années.

Rouquier avait conscience lorsqu’il a réalisé ce film que cette profession allait disparaître. C’est ce qu’il affirme dans l’article de Weiss: « L’art du charron était un métier à la fois éternel et condamné. » (art. cit. p. 18). La construction effectuée par le réalisateur est pourtant toute entière tournée vers sa permanence évoquée dans le final. Elle appuie la vision du caractère immuable du « petit coin de France » où sa caméra s’est posée, et relève manifestement de l’idéologie traditionaliste de Vichy.

Le Charron + La part de l’enfant, banc d’essai de Farrebique

Étienne Lallier propose à Rouquier dès 1941 de tourner un long métrage. Il s’agissait d’un projet décrit initialement par le correspondant de guerre Claude Blanchard: un film qui suivrait l’évolution de la nature au long des saisons. Rouquier s’empare de l’idée et transforme le projet en suivi de la vie d’une ferme française en parallèle avec le déroulement des saisons. Après l’avoir d’abord refusé, Lallier finit par l’accepter. La Cinémathèque Française possède une note hélas non datée qui décrit déjà précisément le projet16 et l’on sait que Rouquier travaillait fin 1943 à la mise au point du film (D. Auzel, op. cit., p. 146).

Or à cette époque, il terminait le montage des deux films qu’il venait de tourner, Le Charron et La part de l’enfant. Il n’y a guère de doute donc qu’il avait déjà bien “en tête” les grandes lignes de son futur chef d’œuvre lorsqu’il a réalisé ces courts métrages de commande, et il n’est pas étonnant que l’on puisse y retrouver des prémices de son long métrage.

John Weiss avait déjà remarqué que « sur un certain nombre de points, les thèmes de Farrebique sont similaires à ceux du Charron. » (art. cit. p. 17): succession des jours et éléments cycliques, travail artisanal, importance de la religion. Et Dominique Auzel a également mis en avant des ressemblances formelles et techniques entre les deux films (Auzel, op. cit., p. 153).

Mais la similarité est plus évidente encore quand on compare Farrebique d’une part à l’ensemble formé par Le Charron et les séquences de début et fin de La part de l’enfant d’autre part. Ces séquences ont en effet été tournées en même temps que Le Charron et possèdent une grande unité de lieu, de personnages et de situations avec ce dernier film. La part de l’enfant fait ainsi évoluer à nouveau la famille du charron Bouchard que l’on retrouve cette fois-ci dans des activités familiales. Il existe même des plans très similaires dans les deux films (par exemple deux scènes où le jeune Claude travaille à l’établi). En procédant à ce regroupement, certaines des différences fondamentales entre Le Charron et Farrebique relevées par Weiss n’existent plus.

Weiss remarque ainsi que « dans Le Charron, l’école n’est pas mentionnée pas plus que le travail scolaire à la maison. » (art. cit. p. 17). Or ces deux aspects de la vie sociale et familiale sont bien évoqués dans La part de l’enfant. Comme dans Farrebique, ce sont toutes les composantes de la vie d’une famille d’artisans ruraux que le cinéaste nous donne à voir et intègre à plusieurs brèves descriptions d’autres activités artisanales.

L’historien américain relève aussi à propos de Farrebique que l’arrivée de l’électricité marque le changement dans la ferme et l’ouverture au progrès, ce qui n’apparaît pas du tout dans Le Charron qui semble figé dans son aspect matériel. Mais dans La part de l’enfant, une courte séquence précise bien que « le sabotier a su concilier le progrès mécanique avec le maintien des méthodes artisanales », ce qui correspond justement à l’analyse de Weiss sur Farrebique qui « alterne les éléments de continuité et de changement » (art. cit. p. 18). Au passage, on remarquera que l’atelier de mécanographie certainement très moderne à l’époque qui apparaît au milieu du film invalide la thèse d’un Rouquier passéiste et hostile au progrès.

À la fin de La part de l’enfant, Rouquier amorce aussi une brève incursion dans le monde paysan à travers une famille (les Verraquin) dont le mode de vie est semblable à celui de sa propre famille longuement exposé dans Farrebique: ferme rustique, sans électricité ni confort, vie simple avec plusieurs jeunes enfants, cuisine au chaudron dans la grande cheminée à bois, proximité avec les animaux, etc. Et le petit garçon qui porte un gros carafon de cidre en manquant de le renverser rappelle Raymondou portant un grand panier, puis trébuchant et tombant sur sa tartine beurrée…

Les deux films de commande de 1943 ne permettent pas bien sûr au cinéaste de développer pleinement tous ces thèmes, mais même avec le montage très court si caractéristique de Rouquier, ils sont bien présents. On retrouve dans Farrebique, sous une forme plus évoluée, de nombreuses idées esquissées dans Le Charron et La part de l’enfant. La correspondance thématique n’est évidemment pas complète mais elle est bien plus importante que celle relevée par Weiss.

La similarité devient tout à fait frappante dans les scènes finales où Rouquier “fait disparaître” le Père Bouchard du Charron et le grand-père de Farrebique.

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Photo 7: La disparition du Père Bouchard dans Le Charron / La disparition du grand-père dans Farrebique

Le réalisateur évoque la fin de vie du grand-père de Farrebique à l’aide d’un de ces fondus enchainés qu’il affectionne tout particulièrement. Le grand-père assis sur une chaise disparaît progressivement pour laisser la chaise vide, procédé identique à celui utilisé précédemment dans Le Charron.

La suite est bien plus elliptique dans Le Charron que dans Farrebique puisque l’enterrement n’y est représenté que par un bref plan sur les cyprès du cimetière. Le projet initial cependant ne prévoyait probablement pas une représentation aussi rapide de la fin du vieil artisan.

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Photo 8: Le Charron – photo de l'enterrement du père Bouchard (collection Bouchard) / / Farrebique – procession lors de l'enterrement du grand-père, les pieds des marcheurs.

Rouquier a effectivement tourné une scène de l’enterrement du Père Bouchard qui ne figure pas dans Le Charron. La famille Bouchard possède en effet une photo de cet enterrement factice (voir ci-dessus). Mieux, d’après les témoignages recueillis, le réalisateur avait filmé les pieds des marcheurs qui suivent le corbillard – y compris ceux du Père Bouchard qui assistait ainsi à son propre cortège funèbre -, ce qui correspond exactement à l’une des séquences de l’enterrement dans Farrebique. L’anecdote se poursuit: c’est parce que les villageois volontaires pour tourner cet épisode riaient trop que Rouquier aurait choisi de filmer uniquement leurs pieds17.

Le “pack” constitué par les deux courts-métrages de 1943 peut être considéré comme une préfiguration, ou plutôt un banc d’essai où Rouquier a expérimenté un certain nombre d’idées largement développées ensuite dans Farrebique.

Évitements et dissimulations, des documentaires hors de l’histoire

Rouquier est un ouvrier. Sa formation de cinéaste est d’abord celle d’un cinéphile averti, puis d’un technicien autodidacte. Il évite le STO en quittant son métier de linotypiste pour devenir pleinement cinéaste. Il est essentiel de prendre en compte ces circonstances lorsque l’on analyse les films de commande qu’il accepte alors de tourner et qui constituent désormais son unique moyen d’existence. Le jugement de Weiss hiérarchisant les différentes influences socio-économiques et politiques sur le cinéaste (v. ci-dessus) apparaît tout à fait fondé. À l’exception notable de La part de l’enfant, Rouquier n’a jamais réalisé de films explicitement propagandistes. Ses premiers films toutefois sont fortement marqués par les conditions historiques de leur réalisation et une adhésion aux valeurs traditionnelles, partagée d’ailleurs à cette époque par une large partie de la population. Ils renvoient l’image d’une France essentiellement rurale, stable et figée, où chacun est à sa place.

Ces courts-métrages lui ont aussi permis d’expérimenter des solutions visuelles et scénaristiques pour le long métrage envisagé dès 1941. Il a ainsi repris dans Farrebique les procédés fictionnels utilisés dans ses films précédents: modification de prénom ou de nom, lien de parenté fictif, changement de profession, etc. Ces libertés revendiquées par rapport à la réalité sont déjà présentes chez Flaherty que Rouquier admire et dont il se réclame. Mais si les changements de nom et de parenté constituent des dispositifs facilement invisibles pour le spectateur, il peut ne pas en être de même pour un changement de profession qui nécessite un aménagement de scénario afin de préserver l’effet de vraisemblance. Et dans certains cas, la vraisemblance d’une scène où intervient un tel “acteur” est induite par l’authenticité d’autres gestes réalisés à côté par un professionnel. Ce dispositif rejoint ainsi les véritables trucages utilisés par Rouquier dans Farrebique et qu’il assume: « certaines fois, il faut truquer la vérité, on n’y peut rien. », l’essentiel étant pour lui de « ne jamais montrer la ficelle »18.

Mais Rouquier utilise également une autre catégorie de dispositifs qui ne sont habituellement pas reconnus comme tels: l’omission, l’évitement, et la dissimulation. Reprenons l’exemple du Charron et ses “contrechamps”:

Omission: le cinéaste ne nous dit rien sur l’autre profession du couple Bouchard; Angèle est dans le film une mère au foyer, son travail de commerçante au café familial n’est jamais mentionné.

Évitement: aucune image, aucun commentaire ne doivent laisser soupçonner la réalité politique et sociale du moment. Rouquier déploie alors une véritable stratégie d’évitement des marqueurs de l’Occupation.
L’évitement est un dispositif conscient et réfléchi. À ce titre, il est a priori différent de l’omission dont on peut penser qu’elle est involontaire. Mais bien entendu, la distinction n’est pas toujours aisée, et dans l’exemple d’omission donnée précédemment, il est probable que le réalisateur a choisi délibérément de ne pas traiter un sujet jugé accessoire par rapport au propos principal du film.

Dissimulation: parfois, le simple évitement d’images ou de commentaires réalistes qui rappelleraient l’Occupation ne constitue pas un dispositif suffisant. Les situations doivent être occultées ou dissimulées sous un scénario inventé tout exprès. Il s’agit alors pour Rouquier de « recréer la vérité » (art. cit. p. 20). La dissimulation doit toujours paraître naturelle, comme dans la substitution du voisin maréchal-ferrant à l’ouvrier itinérant.

Rouquier a souvent déclaré qu’il souhaitait réaliser des films non datés, hors de l’histoire. Il n’a pas toujours été très convaincant pour justifier cette conception, mais il l’a appliquée constamment au début de sa carrière cinématographique. Cette anhistoricité est une conséquence de l’occultation de traces trop visibles de l’époque représentée, et tout particulièrement des marques visuelles de l’Occupation et des contraintes alors imposées. Ces dispositifs d’évitement et de dissimulation que le cinéaste a “mis au point” dans ses courts métrages tournés sous l’Occupation ont été systématisés dans Farrebique alors même qu’il aurait pu s’en affranchir puisque ce dernier film a été pour l’essentiel tourné et monté après la guerre. Ils sont à l’origine du style si reconnaissable de ses documentaires voulus hors du temps.

Mais contrairement à ce que Rouquier souhaitait, ses premiers films nous apparaissent maintenant paradoxalement ancrés dans leur temps. Ils documentent “en creux” pourrait-on dire, en usant d’évitements et de dissimulations qu’une étude attentive permet de déceler, une Occupation devenue totalement invisible. Ces films sont des documentaires sur des activités ou des métiers disparus, mais ce sont aussi des documents sur la représentation travestie et lénifiante de la réalité par le cinéma dit documentaire durant cette époque.

La réponse à l’interrogation de Weiss s’impose alors: l’œil de Rouquier n’est certainement pas innocent, mais son talent et sa sensibilité peuvent en donner l’illusion.

Remerciements

Jeanine Bouchard-Bernier, Claude Bouchard, Marcel Claude, Joseph Peccatte, pour leurs témoignages concernant les films de Rouquier tournés à Rânes.
La Bibliothèque du Film (BiFi) pour les reproductions de photos de plateau et de tournage du film Le Charron.
The University of Texas Press (Stacey F. Salling) pour l’autorisation de traduction de l’article de John H. Weiss.
Dominique Auzel et les Éditions Actes Sud.

Références

  1. Citons Jean Painlevé, Marcel Carné, Jacques Becker, André Bazin, Georges Sadoul, Georges Charensol, Jean Cocteau, Jacques Prévert, René Barjavel, Michel de Saint-Pierre.
  2. cf. François Porcile, “L’accueil de « Farrebique »; reflets d’une polémique”, in “Images documentaires n°64, Georges Rouquier”, 3e et 4e trimestre 2008, p. 33 sq.
  3. Dominique Auzel, “Georges Rouquier. De Farrebique à Biquefarre”, Cahiers du Cinéma, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2002, p. 109.
  4. Guy Gauthier, “Le documentaire, un autre cinéma”, Paris: Armand Colin Cinéma, 2008, p. 210
  5. François Niney, “Le documentaire et ses faux-semblants”, Klincksieck, 2009, pp. 44 et 46.
  6. Dominique Auzel, "Georges Rouquier. De Farrebique à Biquefarre", Cahiers du Cinéma, Petite Bibliothèque des Cahiers du Cinéma, 2002.
  7. Richard Meran Barsam, “Nonfiction film: a critical history”, Indiana University Press, 1992, p. 214.
  8. Margaret Butler, “Film and Community in Britain and France. From La Règle du Jeu to Room at the Top”, London, I. B. Tauris, 2004, p. 78
  9. Kenneth R. M. Short, “Film & radio propaganda in World War II”, Taylor & Francis, 1983, p. 279.
  10. Nicole Casi, “Contested Nationalism: Naturalism and Agrarian Tropes in French Films of the Occupation”, Paroles gelées, UCLA Department of French and Francophone Studies, Volume 23, Issue 1, 2007.
  11. John H. Weiss, “An Innocent Eye? The Career and Documentary Vision of Georges Rouquier up to 1945″, Cinema Journal, Vol. 20, No. 2 (Spring, 1981), pp. 38-62.
  12. Rémy Besson et Audrey Leblanc, “La Part de l’introduction”, in “La Part de fiction dans les images documentaires”, Conserveries mémorielles [En ligne], n° 6 , 2009
  13. Source: Monographie sur Rânes réalisée par le syndicat d’initiative de la commune en mars 1966. Il convient ici de préciser qu’en 1978 Rouquier jugeait que Pétain n’avait été en 1940 qu’un « pitoyable gâteux » (art. cit. p. 14).
  14. Certaines des actions de ce réseau dans la région à la Libération demeurent extrêmement controversées.
  15. Le Didac’Doc, Service éducatif des Archives Départementales de la Manche, Présentation didactique d’un document d’archives, Instructions pour la création d’un camp de cantonnement de nomades, Barenton, 4 avril 1941.
  16. Bernard Bastide, « Le printemps… ça revient toujours ! », Genèse de Farrebique de Georges Rouquier, 2009.
  17. Rouquier a précisé que l’enterrement dans Farrebique est directement inspiré par La Terre (1930) du réalisateur soviétique Alexandre Dovjenko, cf. “Propos de Rouquier autour de Farrebique, entretien avec François Porcile, in “Images documentaires n°64, Georges Rouquier”, 3e et 4e trimestre 2008, p. 16. Cependant, l’enterrement dans le film de Dovjenko ne comporte aucune séquence de ce genre.
  18. Propos de Rouquier autour de Farrebique, entretien avec François Porcile, in “Images documentaires n°64, Georges Rouquier”, 3e et 4e trimestre 2008, pp.18-19.

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